La tâche hebdomadaire des courses le distrayait et lui prenait toute la matinée. Pour cet homme froid et calculateur, habitué à fréquenter les gens de la pègre, ces marchandages et ce parcours entre les étalages du marché était un retour aux racines de sa Corse méditerranéenne. Le caractère des Marocains, l'ambiance et les couleurs le ramenaient à sa terre natale.
Il arrivait au marché par la grande porte des Siaguins où l'attendait Rquiq qui pensait s'établir bientôt comme cireur au Petit Socco. A l'entrée se trouvaient les boucheries et les triperies marocaines. Après un court parcours, suivaient les étalages des fruits et légumes que les commerçants exposaient en pyramides instables, colorées et odorantes. Monsieur Louis était un ancien et fidèle client de Morrongo, qui lui permettait de choisir à son aise dans la variété de marchandises offertes. Dans de rares occasions, lorsque son oeil averti jugeait qu’un fruit ou légume ne correspondait pas à la qualité de son client, le commerçant intervenait discrètement et le déconseillait.
— Non, Monsieur Louis, ces pommes ne vous méritent pas. Prenez plutôt ces poires. Regardez ! Regardez ! et attrapant son couteau, il coupait une poire en deux dont le jus abondant coulait aussitôt par terre. Goûtez ! Goûtez ! proposait-il en lui tendant une moitié du fruit pendant qu'il avalait bruyamment l'autre.
— Oui, oui, plaisantait le Corse. C'est très aimable de ta part, mais je sais que c'est pour mieux m'arnaquer.
— S'il vous plaît, se scandalisait Morrongo. Vous savez très bien que jamais je ne ferais ça à un client comme vous. Marchander les prix c'est une chose, et tromper un ami c'en est une autre.
— Je le sais bien. Ne te fâche pas. Tu sais bien que je plaisante.
— Si c'est comme ça, je la ferme, concluait le bon Morrongo.
Au bout du marché couvert, et avant de s'aventurer dans une kyrielle de petits étalages installés en plein air, se trouvait la boucherie de Lévy. Ce dernier, qui parlait en français avec Monsieur Louis, connaissait bien les goûts exigeants de son client.
— Que m'as-tu réservé de bon cette semaine, Jacques ? questionnait-il en francisant le prénom du boucher qui s'appelait Jacob.
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— Aujourd'hui, j'ai le choix et la qualité, Monsieur Louis. J'ai un filet entier de boeuf charolais, tendre comme du beurre. Ou bien un rôti à griller saignant. Et si vous préférez laisser de côté la viande rouge, je vous propose un gigot d'agneau de lait qui n'a vu l'herbe que dans ses rêves.
— Bonne idée, Jacques. Maryse adore l'agneau. Accompagné d'un bon beaujolais ce sera parfait.
— Vous êtes quelqu'un qui sait vivre ! le flattait le boucher.
Après le boucher, Monsieur Louis s'en allait voir les poissonniers.
Une dizaine de mètres avant d'y arriver, le long de
deux couloirs parallèles qui menaient sous la voûte vitrée de la halle aux poissons, l'odeur d'algues, de marée et de viscères de poissons agressait le passant et l'enveloppait d'un manteau poisseux comme pour l'immobiliser et l'entraîner au fond de l'océan.
Sous la lumière blafarde de la voûte vitrée, les poissonniers pataugeaient dans l'eau, les écailles, les entrailles et les morceaux de glace. Ces éternels condamnés à un enfer humide et pestilentiel étalaient sur le comptoir les pièces nettoyées et vantaient à tue-tête leurs mérites. Ils disposaient
d'un solide comptoir en granit rose sur lequel ils exposaient leurs produits, sans oublier de les arroser souvent pour mettre en valeur leur éclat argenté. Deux comptoirs parallèles couraient de chaque côté de la vaste halle et au centre un autre, circulaire et de même largeur, retenait le reste des vendeurs.
© Jean-Pierre Loubat
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